jeudi 26 février 2015

Lumière fossile /9

A propos, mes obsèques, quelle forme prendront-elle ? Elles permettront sans doute d'avoir un aperçu de mon atomisation sociale, le vécu en poudre qui me composa, tantôt ici tantôt là, avec ceux-ci ou ceux-là mais jamais un tout, surtout pas une reconnaissance globale. C'est ainsi qu'une sorte de destin si jamais le destin tel qu'on le connaît pointait son nez, si le destin avait à voir avec la chose dite ici, que la multiplicité des lieux et des tâches dont j'ai été l'auteur et l'habitant et l'habitué, que la multiplicité des gens rencontrés qui eux-mêmes ne se sont jamais rencontrés et qui eux également, sont dans ce fractionnement des existences et des appréciations, tout cela suffirait à l'illustrer. Ne sommes nous pas toujours pour les autres, objets de classement ? Ce sous-entendu, cette apparente et bête nécessité n'ont-il pas cours, trop souvent ? « Tu dois rejoindre telle ou telle catégorie, t'y inscrire, sinon je ne te vois pas, je ne te reconnais pas, je ne te cerne pas ! ». C'est le cas, ce fut le cas. Mener une double vie est invivable, ne cherchez donc pas de ce côté. Par contre comme tout un chacun, j'ai travaillé épisodiquement pour le Mossad et tantôt en intérim pour les Autres, l'homologue comme ils disent aux infos. Et encore, je mens. Victor ne me connaît que comme gondolier dans la grande distribution et Zoé uniquement comme ramasseur de pommes dans le Centre de la France, sur un escabeau. Henri ne me connaît que comme solitaire et sans travail et nous arpentons le pays lui et moi, poètes parmi les poètes, chantant et riant, moi endossant cette vêture pour l'instant et qui me va, et lui je ne sais trop tenant à sa solitude qui est peut-être feinte ; peut-être a-t-il alors, une autre vie qui l'attend, d'autres ? Un autre groupe ne me connaît que comme père de famille, avec toujours serrée à mon coude une femme gravide aux cernes bien marqués, ou attendant devant l'école à heures fixes et en repartant avec des enfants au bout de mes bras. Pour Isabelle j'ai toujours porté un chapeau. Pour Béatrice une casquette irlandaise. Pour William je suis pilote intérimaire de Fenwick dans une entreprise de câblage et tête nue par tous temps. Pour Antoine, pilote tout court du Pilatus Porter qui tourne autour du glacier, d'où il sautera avec ses skis et son inconscience, il ne me reconnaîtrait pas sans mon bonnet. D'autres fois au sol comme taxi comme Jérôme, Karim et d'autres, sans nom sans existence autre, nuit ou jour, anonyme à l'avant gauche de la voiture de location dans une semi lumière les yeux sur le compteur et les mains du client, guidé par le changement imperceptible dans la voix, méfiant. Passant à la télévision où je suis invité, on apprend que je suis mêlé à des affaires d'art, ceux qui ne regardent pas l'émission n'en sauront jamais rien et pour Jean Baptiste du coup je serai toujours ce vendeur de pizza le mardi soir dans ma camionnette devant la poste «et une 6 fromages pour monsieur !! ». Enseignant et autre j'ai côtoyé et affronté de nombreux enfants, de nombreux collègues, aucun de ceux-ci ne se doutaient qu'une vie exista après cet « ici » qui composait l'essentiel de leur vie. Qu'importe. Sifflotant et mutique, longtemps, sans culture et obsédé, certains ont cru me voir ici ou là, dans les bras de telle ou telle, prononçant telle ou telle parole crue et historique, devenue historique parce que crue et rare au milieu de l'inculture et du mutisme dont j'étais la proie. Disparu du jour au lendemain, aussi, celui qui sifflotait, disparu et devenu un autre pour lui-même et assez content du phénomène. Dans un tout autre domaine, dans différentes époques plus ou moins récentes, au mouvements multipliables aux prénoms modifiables, pour Erika je suis son amour singulier indéfectible unique inédit, alors que Thérèse et Carole le sachant très bien ne prennent et n'acceptent me connaissant mieux, que la meilleure partie de moi-même, je ne dirai pas laquelle, se désintéressant du reste. Ce qui est bête aussi quand j'y repense.

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