A
propos, mes obsèques, quelle forme prendront-elle ? Elles
permettront sans doute d'avoir un aperçu de mon atomisation sociale,
le vécu en poudre qui me composa, tantôt ici tantôt là, avec
ceux-ci ou ceux-là mais jamais un tout, surtout pas une
reconnaissance globale. C'est ainsi qu'une sorte de destin si jamais
le destin tel qu'on le connaît pointait son nez, si le destin avait
à voir avec la chose dite ici, que la multiplicité des lieux et des
tâches dont j'ai été l'auteur et l'habitant et l'habitué, que la
multiplicité des gens rencontrés qui eux-mêmes ne se sont jamais
rencontrés et qui eux également, sont dans ce fractionnement des
existences et des appréciations, tout cela suffirait à l'illustrer.
Ne sommes nous pas toujours pour les autres,
objets de classement ? Ce sous-entendu, cette apparente et bête
nécessité n'ont-il pas cours, trop souvent ? « Tu dois
rejoindre telle ou telle catégorie, t'y inscrire, sinon je ne te
vois pas, je ne te reconnais pas, je ne te cerne pas ! ».
C'est le cas, ce fut le cas. Mener une double vie est invivable, ne
cherchez donc pas de ce côté. Par contre comme tout un chacun, j'ai
travaillé épisodiquement pour le Mossad et tantôt en intérim pour
les Autres, l'homologue comme ils disent aux infos. Et encore, je
mens. Victor ne me connaît que comme gondolier dans la grande
distribution et Zoé uniquement comme ramasseur de pommes dans le
Centre de la France, sur un escabeau. Henri ne me connaît que comme
solitaire et sans travail et nous arpentons le pays lui et moi,
poètes parmi les poètes, chantant et riant, moi endossant cette
vêture pour l'instant et qui me va, et lui je ne sais trop tenant à
sa solitude qui est peut-être feinte ; peut-être a-t-il alors,
une autre vie qui l'attend, d'autres ? Un autre groupe ne me
connaît que comme père de famille, avec toujours serrée à mon
coude une femme gravide aux cernes bien marqués, ou attendant devant
l'école à heures fixes et en repartant avec des enfants au bout de
mes bras. Pour Isabelle j'ai toujours porté un chapeau. Pour
Béatrice une casquette irlandaise. Pour William je suis pilote
intérimaire de Fenwick dans une entreprise de câblage et tête nue
par tous temps. Pour Antoine, pilote tout court du Pilatus Porter qui
tourne autour du glacier, d'où il sautera avec ses skis et son
inconscience, il ne me reconnaîtrait pas sans mon bonnet. D'autres
fois au sol comme taxi comme Jérôme, Karim et d'autres, sans nom
sans existence autre, nuit ou jour, anonyme à l'avant gauche de la
voiture de location dans une semi lumière les yeux sur le compteur
et les mains du client, guidé par le changement imperceptible dans
la voix, méfiant. Passant à la télévision où je suis invité, on
apprend que je suis mêlé à des affaires d'art, ceux qui ne
regardent pas l'émission n'en sauront jamais rien et pour Jean
Baptiste du coup je serai toujours ce vendeur de pizza le mardi soir
dans ma camionnette devant la poste «et une 6 fromages pour
monsieur !! ». Enseignant et autre j'ai côtoyé et
affronté de nombreux enfants, de nombreux collègues, aucun de
ceux-ci ne se doutaient qu'une vie exista après cet « ici »
qui composait l'essentiel de leur vie. Qu'importe. Sifflotant et
mutique, longtemps, sans culture et obsédé, certains ont cru me
voir ici ou là, dans les bras de telle ou telle, prononçant telle
ou telle parole crue et historique, devenue historique parce que crue
et rare au milieu de l'inculture et du mutisme dont j'étais la
proie. Disparu du jour au lendemain, aussi, celui qui sifflotait,
disparu et devenu un autre pour lui-même et assez content du
phénomène. Dans un tout autre domaine, dans différentes époques
plus ou moins récentes, au mouvements multipliables aux prénoms
modifiables, pour Erika je suis son amour singulier indéfectible
unique inédit, alors que Thérèse et Carole le sachant très bien
ne prennent et n'acceptent me connaissant mieux, que la meilleure
partie de moi-même, je ne dirai pas laquelle, se désintéressant du
reste. Ce qui est bête aussi quand j'y repense.
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