mercredi 1 février 2012

La pensée le mouvant la très mauvaise volonté

"Que deviendrai la table sur laquelle j’écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l’ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l’endroit où je vois ma table et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j’agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide. Il en serait de même pour toutes choses et pour tous événements : le monde où nous vivons, avec les actions et réactions de ses parties les unes sur les autres et ce qu’il est en vertu, d’un certain choix dans l’échelle des grandeurs, choix déterminé lui-même par notre puissance d’agir. Rien n’empêcherait d’autres mondes, correspondant à un autre choix, d’exister avec lui, dans le même lieu et le même temps. C’est ainsi que sur la pergola de ce palace oublié de la jungle birmane où je me trouve actuellement, deux ans après la fin de la guerre, vingt postes d’émission différents lancent simultanément vingt concerts différents qui coexistent sans qu’aucun d’eux mêle ses sons à la musique de l’autre, chacun étend entendu tout entier, et seul entendu, dans l’appareil qui a choisi pour la réception la longueur d’onde du poste d’émission. Empruntons un chemin annexe, rappelons-nous le douteur qui ferme une fenêtre, puis retourne vérifier la fermeture, puis vérifie sa vérification, et ainsi de suite. Si nous lui demandons ses motifs, il nous répondra qu’il a pu chaque fois rouvrir la fenêtre en tâchant de la mieux fermer. Et s’il est philosophe il transposera intellectuellement l’hésitation de sa conduite en cet énoncé de problème : « Comment être sûr, définitivement sûr qu’on a fait ce qu’on voulait faire ? » Mais la vérité est que sa puissance d’agir est lésée, et que là est le mal dont il souffre : il n’avait qu’une demi-volonté d’accomplir l’acte, et c’est pourquoi l’acte accompli ne lui laisse qu’une demi-certitude. La fenêtre close, finalement, demeure le gaz, sa vanne de nombreuse fois vérifiée, l’interrupteur du fond puis celui du devant, un demi cadavre de femme entamé, une demi flûte, un demi verre, un demi de demi, un geste en suspend une demi fuite, une seule main enserrée par les menottes, une demi menotte un demi fourgon de police, dont il est aisé de s’évader, mais pour cela il faut-être un entier. Maintenant, le problème que cet homme se pose, le résolvons nous ? Evidemment non, mais nous ne le posons pas : là est notre supériorité. Avec dédain je sors lançant d’un coup assuré, la branche gauche de mon écharpe rouge vers l’arrière, sans vérifier si quelqu’un…, mais quelqu’un à ce moment là prend la branche gauche dans l’œil droit, droit parce que pur hasard mais sait on jamais, son œil parce il passait par là un jour de malchance de coïncidence extrême ; momentanément j’ai résolu la première affaire qui n’a on le voit jamais existé pour moi, je peux me consacrer aux excuses ou filer sans vouloir voir celui qui se tient l’œil en maugréant, je peux aussi en ricaner, mais il s’agit bien d’un autre chapitre, mettant en scène un être de moitié. A première vue, je pourrais croire qu’il y a plus en lui qu’en moi, puisque l’un et l’autre nous fermons la fenêtre et qu’il soulève en outre, lui, une question philosophique. Mais la question qui se surajoute chez lui à la besogne faite, ne représente en réalité que du négatif ; ce n’est pas du plus mais du moins ; c’est un déficit du vouloir. Tel est exactement l’effet que produisent sur nous certains « grands problèmes », quand nous les replaçons dans le sens de la pensée génératrice. Ils tendent vers zéro à mesure que nous nous rapprochons d’elle, n’étant que l’écart entre elle et nous. Puis un être du néant. Nous découvrons alors l’illusion de celui qui croit faire plus en les posant qu’en ne les posant pas. Autant vaudrait s’imaginer qu’il y a plus dans la bouteille à moitié bue que dans la bouteille pleine, parce que celle-ci ne contient que du vin, tandis que dans l’autre il y a du vin et en outre, du vide. Une fois dans la rue je fais demi tour, repasse la porte d’allée, remonte l’escalier, j’ai non seulement oublié mes lunettes sur la cheminée mais non fermé le robinet du gaz et peut-être, j’en doute maintenant, la fenêtre de la cuisine…, je n’ai fait que différer mu par le dédain coutumier qui me caractérise et son déni afférent, je croise alors le voisin du dessous qui se tient l’œil venant contre son gré et avec son gré de passer un quart d’heure à ne pas vouloir fermer sa fenêtre ou son œil douloureux comme il le faut dans un déficit du vouloir manifeste, car lui est réellement pathologique, nous le plaignons. La liberté humaine était-elle compatible avec le déterminisme de la nature, il y a de cela assez longtemps, un « il y a de cela assez longtemps » fort pratique ? Comme la liberté était devenue pour nous un fait indubitable, nous l’avions considérée à peu près seule dans notre premier livre. Le déterminisme alors, s’arrangerait avec elle comme il le pourrait. Circonstances obligent. Quand nous prononçons un mot par exemple, pour le prononcer il faut bien que nous nous souvenions de la première moitié au moment où nous articulons la seconde, Ta ble par exemple ou veuillez m’ex cuser par exemple encore, mais rien que cela réclame une attention soutenue et une volonté de mieux faire dont nous ignorons et les sources et les aboutissants. Chacun rentre chez soi, œil pour écharpe, dent pour table."
(CY+Bergson, Rambla'Prim extrait 2012

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