Nous autres Français,
d'ailleurs, nous avons fait aussi l'épreuve de ce sans-façon
montagnard. Quand les troupe du général Marmont occupaient la
Dalmatie, elles eurent souvent à repousser les attaques des paysans
de la Tcherna Gora, qui, du haut de leurs rochers, fondaient sur
elles à l'improviste. Beaucoup de nos soldat établis en sentinelles
furent ainsi décapitées. Avec leurs têtes, dans les villages, les
montagnards jouaient aux boules. Mais, disaient ces amateurs, pour le
jeu du cochonnet, ces têtes de français ne valaient pas les
turques : elles sont beaucoup trop légères !
Aujourd'hui le
règlement militaire est formel : tu ne mutileras pas l'ennemi,
et, qu'il soit mort ou vivant, tu ne lui couperas pas la tête. Mais
comment résister à un entraînement séculaire ? L'habitude
est la plus forte. A Podgoridza, l'autre jour après la prise de
Touzi, on vit arriver deux gendarmes qui portaient deux corbeilles ;
la population toute entière s'assembla autour d'eux. Les corbeilles
contenaient une cinquantaine de nez et quelques douzaines d'oreilles
plus ou moins dépareillées. L'autorité militaire fit enterrer sur
le champ ces funèbres débris. Ainsi s'avance la civilisation dans
le Monténégro : hier encore on les eût laissés dans leurs
corbeilles, au milieu de la ville, pour l'édification du peuple.
Ainsi rêvant sur mon
mulet, j'étais loin de penser qu'un ordre venu du fond de moi-même ;
et autrement impérieux qu'une consigne militaire, viendrait bientôt
m'arracher à ces curiosités d'amateur...
(Jérôme et Jean
Tharaud/ La bataille à Scutari (les Balkans 1913)
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