vendredi 6 novembre 2015

Plus ou moins dépareillées

Nous autres Français, d'ailleurs, nous avons fait aussi l'épreuve de ce sans-façon montagnard. Quand les troupe du général Marmont occupaient la Dalmatie, elles eurent souvent à repousser les attaques des paysans de la Tcherna Gora, qui, du haut de leurs rochers, fondaient sur elles à l'improviste. Beaucoup de nos soldat établis en sentinelles furent ainsi décapitées. Avec leurs têtes, dans les villages, les montagnards jouaient aux boules. Mais, disaient ces amateurs, pour le jeu du cochonnet, ces têtes de français ne valaient pas les turques : elles sont beaucoup trop légères !
Aujourd'hui le règlement militaire est formel : tu ne mutileras pas l'ennemi, et, qu'il soit mort ou vivant, tu ne lui couperas pas la tête. Mais comment résister à un entraînement séculaire ? L'habitude est la plus forte. A Podgoridza, l'autre jour après la prise de Touzi, on vit arriver deux gendarmes qui portaient deux corbeilles ; la population toute entière s'assembla autour d'eux. Les corbeilles contenaient une cinquantaine de nez et quelques douzaines d'oreilles plus ou moins dépareillées. L'autorité militaire fit enterrer sur le champ ces funèbres débris. Ainsi s'avance la civilisation dans le Monténégro : hier encore on les eût laissés dans leurs corbeilles, au milieu de la ville, pour l'édification du peuple.
Ainsi rêvant sur mon mulet, j'étais loin de penser qu'un ordre venu du fond de moi-même ; et autrement impérieux qu'une consigne militaire, viendrait bientôt m'arracher à ces curiosités d'amateur...

(Jérôme et Jean Tharaud/ La bataille à Scutari (les Balkans 1913)

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