lundi 24 janvier 2011

Les Déserts Médicaux

Page 26


Ne pourrais-je pas tenter quelque chose, avancer une preuve de mes pouvoirs incroyables ?

Voir modifie l’objet vu. Je le fixe depuis un bon moment, je n’ai pas l’impression, comme ça, la première, qu’il ait bougé d’un poil. Voir modifie-il réellement l’objet que l’on regarde ? Ou est-ce la lumière qui elle, se déplace ? La lumière qui touche plus ou moins les bords intérieurs de ma conscience ? J’ai du m’assoupir un instant, l’objet a-t-il été déplacé en mon absence ? De l’ongle de mon pouce sur le napperon blanc, j’imprime une marque, ni vu ni connu, comme ça je ne serai pas pris au dépourvu, il y aura comme une Preuve. Le déplacement OK, mais la modification de la forme ? Je tiens le coup, je me cramponne sans me crisper, on va voir ce qu’on va voir, et que voit-on ?

Une mouche, doit se poser le même genre de questions, elle prend la mesure de la question directement avec ses pattes et sa trompe, je lui pose d’ailleurs la question. La même. Que vois-je d’autre ? Uniquement le reflet de mon verre d’eau qui est aussi son ombre. Ils, le reflet du verre et son ombre, se sont déplacés, ont tournés autour du pot que représente ce verre, le temps de ma conversation avec la mouche qui ne m’a pas répondu. La mouche est pédante, c’est prouvé, maintenant.

Abandonnons provisoirement l’effet côté-magique de l’objet qui se transforme brandissant la preuve de mes pouvoirs illimités lorsqu’on le regarde, puis lorsqu’on détourne notre regard, pour en parler. Peut-être tenons nous là la vérité de toute chose, de cette sorte de réflexion. J’en parle à ma femme de ménage qui ne voit pas en quoi l’objet que je lui montre ait changé de forme, s’est modifié depuis que je lui parlais. Bon, je le retourne la tête en bas, il me semblait à l’instant avoir saisit une légère vibration mais peut-être est ce dû à la fatigue ? La mouche revient, je ne lui parle plus, ne fait aucun effort pour revenir sur son silence de tout à l’heure, elle se maintient à l’identique dans ce qui lui ressemble fort, la ressemblance d’avec sa voisine sa sœur aussi marquée, que mon incapacité à les différencier l’une l’autre. Je persiste, je m’incruste dans ce réel qui me propose son réel, je me l’approprie, il est à moi, je lui donne mon nom, de même que le sujet de Fellini Roma n’est pas Rome en tant que telle, mais la Rome Félinienne.

Mon réel est miens et ce n’est pas Rome, Rome est un fantôme, L’éternité est un fantôme, seule, dans ce seul cas, l’Imagination est réelle. Etrange vision d’ailleurs, que ma quête d’une vérité certaine, partage peu. Je n’appréhende pas la modification éventuelle de cet objet que je guette par le filtre tendu de mon imagination, bien au contraire. Il faudra qu’il se révèle tel quel et se modifiant, si c’est le cas, demeurera terriblement grenu de réel. Je l’attends au tournant, façon de parler. Cet exercice est tonifiant, ma patience se muscle, je suis un fauve à l’affut, tout objet en instance de modification n’a qu’à bien se tenir, je suis là. Je me souviens d’avoir tracé il y a peu, de mon pouce une marque sur le napperon blanc incrustant la chair du coton, je la cherche des yeux, du toucher, celle-ci s’est atténuée, les fibres tendues du tissus, ont retrouvé leur forme originelle, j’y suis donc pour quelque chose ? J’agis, je suis acteur de, et dans toute modification ? Il faut se représenter cette irréductible et cette irréversibilité, rompre avec des habitudes scientifiques qui répondent aux exigences fondamentales de la pensée, faire violence à l’esprit, remonter la pente naturelle de l’intelligence. Mais là est précisément le rôle de la philosophie.

(Les Déserts Médicaux / Claude Yvroud 2010 / (extrait))

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire